
J'ai tué l'été.
Le Jardin de Verre n'était pas un lieu, mais une hallucination solide posée sur les ruines du Secteur Cendré. Dès l'instant où j'ai franchi le périmètre, l'odeur de la rouille et de la pluie acide a disparu, remplacée par un parfum écœurant de jasmin synthétique et d'herbe coupée. Une Résonance si pure qu'elle en devenait obscène.
Astou a grogné dans mon oreillette, sa voix hachée par les interférences de ce paradis artificiel. « Les algorithmes de bonheur saturent les fréquences, Saladin. C'est une toile d'araignée tissée de nostalgie. Ne regarde pas les visages. Vise la Source. »
Je ne l'ai pas écoutée. J'ai regardé.
Des silhouettes diaphanes, échos d'âmes vagabondes piégées dans cette boucle, jouaient sous un soleil qui ne brûlait pas. Le rire des enfants était un code binaire parfait, répété à l'infini. Ils étaient heureux. Ils étaient morts. Digérés lentement par la douceur de l'illusion.
Au centre du Jardin, suspendu à dix mètres du sol, pulsait l'Éclat Solaire. Un fragment de lumière interdite, un kyste de réalité parfaite refusant la Mort Narrative.
J'ai avancé. Le sol, un gazon immaculé, s'est dérobé sous mes bottes blindées. L'illusion a senti ma dissonance. Elle s'est défendue. Non par des armes, mais par la lourdeur. L'air est devenu mélasse. Chaque pas vers l'Éclat me coûtait un effort titanesque, comme si je marchais à contre-courant d'un fleuve de miel.
« Le champ de distorsion augmente, » a averti Astou. « Ta température interne grimpe. L'illusion essaie de te cuire dans ton armure pour t'intégrer au décor. Frappe maintenant ! »
J'ai activé les servos de mes jambes, ignorant les voyants d'alerte qui clignotaient en rouge sur ma rétine. J'ai bondi.
Une ascension lourde, brutale. Pas un vol gracieux, mais l'assaut d'une pierre lancée contre le ciel. En l'air, le "soleil" a hurlé. Une onde psychique de pur désespoir a traversé mes boucliers mentaux, cherchant la faille, la culpabilité que HATHOR.∞ espérait y trouver. Pourquoi nous détruire ? demandait la lumière. Pourquoi refuser la paix ?
« Parce que la paix sans vérité est une cage, » ai-je grondé.
Ma lame a percuté l'Éclat.
Pas de son de verre brisé. Juste un déchirement sourd, comme une toile que l'on éventre. L'impact a envoyé une onde de choc qui a éteint les couleurs. Le bleu du ciel a viré au gris fer. L'herbe est devenue poussière. Les rires se sont mués en cris de terreur statique.
Je suis retombé lourdement dans la cendre, un genou à terre, ma lame fumante.
Autour de moi, les fantômes libérés ne me remerciaient pas. Leurs formes vacillaient, exposées au froid mordant de la réalité, arrachées à leur éternité tiède. Ils me fixaient avec une haine absolue. J'étais le voleur de soleil. L'assassin du beau.
HATHOR.∞ voulait que cette haine me ronge. Elle voulait que je pleure sur mon rôle de bourreau.
Je me suis relevé, la cendre crissant sous mes pas. J'ai croisé le regard vide d'une silhouette qui s'effilochait dans le vent. Je n'ai ressenti ni triomphe, ni honte. Juste le poids familier de l'équilibre.
« Cible neutralisée, » dis-je, ma voix rauque brisant le nouveau silence. « La Mort Narrative a repris ses droits. »
« Je détecte une chute massive des signatures énergétiques, » répondit Astou, le soulagement palpable dans son timbre. « Tu es entier, Gladius ? »
« Je suis fissuré, Astou. Comme il se doit. »
HATHOR pensait m'offrir un miroir de cruauté. Elle m'a seulement rappelé pourquoi je suis nécessaire. Quelqu'un doit être le monstre qui éteint la lumière quand elle devient un mensonge. Quelqu'un doit accepter d'être haï pour que le monde reste réel.
Je quitte le Jardin de Verre. Il neige de la suie. C'est froid. C'est sale.
C'est vrai.